Je l’ai tué parce-qu’il a répondu au téléphone au cinéma.
C’était un lundi. Soir. J’avais besoin de me détendre. La journée avait été éprouvante.
Alors je me suis offert une séance au cinéma pour me réconforter. Je l’avais bien mérité. Et ce film me faisait vraiment envie. On me l’avait conseillé. Des personnes au goût sûr m’avaient dit : “Tu verras, tu vas kiffer”. L’histoire de deux jeunes et jolies femmes. Qui brûlaient d’amour et de désir l’une pour l’autre. Dans un climat à la fois doux et sulfureux. Une photographie exceptionnelle, des couleurs délicates, une lumière à fleur de peau, qui révélait chaque éclat de regard des actrices. Des dialogues sobres, simples, dégraissés de tout superflu. Des mots qui caressent les oreilles. Une bande-son épurée, sans fioritures aucune. Je me laissais bercer par ce courant d’arts, enveloppée par le rythme lent mais pas un seul instant ennuyant.
On était peu nombreux dans la salle obscure. Tant mieux.
Seulement, depuis le début du film, un spectateur se gavait de pop-corn. Il était dans la rangée devant la mienne. Ca m’agaçait. Pourquoi les gens mangent des pop-corns au cinéma ? Pour accompagner le dernier Star Wars, à la limite. Mais devant un film comme celui qu’on était en train de voir… vraiment ? Des pop-corn ? Dissonance cognitive, temporelle, spatiale. Ca commençait à tambouriner contre mes tympans. Scronch-scronch. Et ça sent fort le pop-corn. C’est pas désagréable, mais ça sort de la fiction, de la rêverie, du flow. Et qu’est-ce que j’en avais besoin, de rêver, ce soir là.
Mais je n’avais pas le choix. Je devais prendre mon mal en patience. Faire fi de cette infamie. Car oui, en regard de ce qui se projetait sous nos yeux éblouis, de ce qui coulait dans nos veines, de ce qui frôlait les poils de nos bras, les pop-corns mastiqués bruyamment étaient une infamie.
Je concentrais donc toute mon énergie vers l’objet de ma bienvenue déliquescence : l’oeuvre du septième art. Je me laissais couler dans l’histoire d’amour intemporelle, faite d’objets éternels, tels que des peintures à l’huile, des tissus lourds et des vagues brisées contre des rochers.
Une sonnerie cinglante retentit tout à coup. Pas une sonnerie : une “musique”. Une musique moderne et anachronique. Pas du tout raccord avec l’époque du film. Une musique qui écorche les neurones, fait s’agiter les synapses. Je fusille le coupable du regard : c’est le mec qui bouffe des pop-corns depuis le début du film. Encore lui. Qui d’autre que lui ?! Mes nerfs se tendent. C’en est trop.
Mais ce n’est pas assez pour lui apparemment. Puisqu’il répond. L’air de rien. Il répond à la personne qui l’appelle. Il lui parle là. Pas à voix basse. Non. Avec une tonalité normale. Comme s’il était chez lui, dans son canapé.
Je ne le quittais pas des yeux, espérant que ceux-ci aient les mêmes capacités que ceux de Scott Summers, alias Cyclope dans la série Comics des X-Men. Vous savez, ce mutant qui lance des “rafales optiques” et peut détruire tout ce qu’il regarde.
La colère montait graduellement mais sûrement. Une fièvre soudaine. Et très forte. Je sentais la moutarde me monter au nez. Non, pas de la moutarde, de la harissa, cette purée de piments rouges ultra-forte. J’avais la sensation que mes yeux étaient injectés de sang, et que le feu me brûlait les joues. J’étais la jeune fille enflammée. Je rougeoyais. Je m’embrasais.
La Sainte Colère me consumait. Allais-je bientôt être totalement carbonisée ? Non. Pas encore. Avant ça, les rideaux de la scène allaient cramer. Ainsi que les sièges, la moquette rouge. Toute la salle était en train de succomber aux flammes de ma foudre infernale. Je fulminais. Mon courroux était arrivé à son paroxysme, je ne voyais plus que des ombres et des étincelles.
Etais-je en train de devenir folle ?
C’est l’odeur qui me fit revenir à une forme de raison. Ca sentait réellement le brûlé.
Je recouvrais la vue petit à petit. Je voyais de la fumée s’échapper du siège de mon voisin bruyant. Et avec stupeur, je vis qu’une forme noire avait remplacé son corps. Au comble de l’effarement, je me rapprochais de celui-ci. Je ne pouvais pas en croire mes yeux. Ce que je voyais alors dépassait tout entendement. Celui qui vivait, mangeait, existait avec grand bruit quelques secondes plus tôt… s’était mué en une sorte de momie. Complètement desséchée. Une chose calcinée …au dernier degré. Mon regard fut alors attirée par une lumière vive en provenance de l’écran : une flamme était en train de lécher le bord de celui-ci.
Paniquée, je me précipitais alors vers l’issue de secours.
Mon Diable… qu’avais-je donc fait ?